– Mon beau navire ô ma mémoire !

MON BEAU NAVIRE Ô MA MEMOIRE [1]

Raconter des contes ou des histoires à de jeunes enfants est un art et un bonheur qui s’accompagne de trois étonnements, trois étonnements qui sont à interroger pour peu que l’on veuille chercher à comprendre de quoi se nourrit la fascination pour le conte et comment le dire.

Le premier étonnement, c’est la quasi immobilité du corps et du visage des enfants qui écoutent, ainsi que la distance que semble prendre par moments leur regard, comme si en écoutant ils étaient là, mais aussi ailleurs. Cette attitude et le silence qui l’accompagne durent au-delà de l’histoire.

Le deuxième étonnement c’est leur mémoire des images qui se manifeste clairement lorsque les enfants évoquent un conte qu’ils ont aimé. Ils s’en souviennent mieux que de la succession des faits, et ils peuvent être séduits simplement par un mouvement ou un geste, presque comme s’ils les avaient sentis ou touchés rien qu’avec les mots entendus. Quelquefois ils ne savent pas redire cette image dans les mêmes termes ou ne connaissent même pas l’objet qu’elle évoque mais ils ont perçu le symbole quelle représente dans le conte, alors ils la réinventent avec des mots plus poétiques ou plus significatifs.

A la suite d’une histoire sur l’origine des contes, une réflexion d’enfant m’a surprise : dans ce conte, le Créateur rassemble chaque soir les animaux devant lui. A ses côtés, il y a une énorme Calebasse d’où il sort des histoires.

Un jour il montre aux animaux un grain de mais en pariant qu’aucun d’eux ne sera capable de l’échanger sur la terre contre un bœuf. Le lièvre se présente et propose de relever le défi, l’Esprit lui promet un cadeau en échange. Le lièvre part et revient trois jours plus tard avec un bœuf qu’il a acquis par ruses successives. Il demande son cadeau : la calebasse à histoires pour lui tout seul. L’Esprit Bon la lui donne, le lièvre la prend entre ses pattes, court pour la cacher, trébuche sur un caillou du ciel, la calebasse lui échappe, tombe sur la terre, éclate et toutes les histoires sont dispersées aux quatre vents.

Huit jours plus tard, un petit garçon de cinq ans m’aborde et me dit : j’ai dessiné l’histoire que tu m’as racontée. Comme je ne me souvenais plus de quelle histoire il s’agissait, je lui ai demandé : « qu’est que je t’avais raconté ? » – « Mais tu sais bien, c’était l’histoire avec la boule de rêves.»

Le troisième étonnement, c’est de constater la force des liens affectifs qui se créent autour du contage. Bien des conteurs peuvent en témoigner non seulement pour eux-mêmes quand ils évoquent leurs souvenirs d’enfance avec tel ou tel de leurs parents, mais aussi pour ceux à qui ils racontent. Comme si le conteur étai celui qui crée des liens différents de ceux offerts par la vie quotidienne, celui qui établit une complicité et une écoute extraordinaires. « Tu te rappelles, tu m’avais raconté… »

Nous avons eu récemment l’occasion de recevoir des Africains à la bibliothèque de Conflans pour un travail autour de la parole conteuse en Afrique. Un homme d’origine congolaise qui anime à Paris des bibliothèques de rue a introduit le conte qu’il nous a raconté en commençant ainsi :

Lorsque j’étais enfant je n’aimais pas trop aller l’école. Mon grand-père, lui, n’y avait  jamais été. Quelquefois, je venais le retrouver et lui posais des questions sur ce que j’apprenais. Toute en me disant de continuer d’aller à l’école comme les autres enfants, il me racontait des histoires. Je me souviens du conte sur la naissance des fleuves. Voilà comment mon grand-père m’en parlait : « Toi, tu apprends dans les livres d’où viennent les fleuves et les rivières moi je vais t’apprendre d’où ils viennent avec ce que j’ai lu dans le livre de la nature. » Le conte était magnifique et rempli d’enseignements.

Une jeune femme immigrée a aussi témoigné de l’importance des contes quelle gardait en mémoire. Elle disait comment elle s’était appuyée sur cette mémoire pour traverser les moments difficiles de sa vie.

 Ces trois étonnements nous signifient que la disposition intérieure du public enfantin ou adulte est tout le contraire de la passivité et qu’une activité mentale intense se déploie au moment de l’écoute d’un conte.

Que dire de cette activité mentale et comment la comprendre ? Certes, je ne peux pas me mettre à la place des enfants pour savoir comment ils reçoivent une histoire, je peux tout au plus observer ce qui se passe en moi lorsque j’écoute ou raconte moi-même un conte. Etonnamment, dans un cas comme dans l’autre, je me retrouve bien souvent transportée dans le « pays des sensations de mon enfance. »

Après avoir écouté un conte, il m’arrive de dire avec un air surpris et enchanté, ou d’entendre dire : « Vraiment, j’y étais ! » Mais où étions-nous au fait ? Dans quel lieu physique, quel paysage autour de ce conte ? Quel arbre, quel geste ou quelle maison connus de nous seuls avons-nous entr’aperçus au passage ? Quelles couleurs et quelle atmosphère ?

Ainsi, le jour où j’ai entendu Praline Gay-Para raconter le conte libanais de l’homme paresseux, je fus surprise. Dans ce conte, Oncle Lézard, installé sur un monticule dans un cimetière propose à l’Homme paresseux de creuser… Il trouve un trésor que sa femme essaie de lui dérober par ruse…

Immédiatement, comme par magie, j’eus devant les yeux Le Lézard, La Pierre de calcaire et Le Cimetière du « pays de mon enfance ». Ils sont les premiers que j’ai appréhendés à travers tous mes sens et me sautent aux yeux à ce moment-là parce qu’ils représentent tous les autres

Cette expérience d’être transportée dans un vrai lieu existant pour moi s’est si souvent renouvelée à l’occasion de l’écoute de certains contes quelle me paraît significative. Or ceci n’a pas lieu lorsque le conte est simplement lu.

Lorsque je raconte un conte, il se passe souvent quelque chose de semblable : des lieux de mon pays d’enfance viennent en surimpression sur certaines images du conte. Ces lieux viennent comme le filtre magique et opératoire qui donne au conte ses ombres, sa lumière, ses matières à toucher, ses couleurs, ses formes, ses obscurités et ses mouvements, bref tout ce qui sert l’appréhension sensorielle du conte. Bien sûr, je ne décris pas explicitement ce paysage intérieur en racontant, mais comme il est présent, c’est lui qui donne à ma parole sa vérité sensorielle.

J’ai raconté par exemple le conte de la Broderie et je me suis retrouvée dans mon « pays d’enfance » avec des sensations qui lui sont liées. Ce conte commence dans une humble maison où une paysanne tibétaine brode au long des soirées un paysage de rêve et d’abondance sur un rouleau de soie. Lorsque la broderie est terminée, la femme sort devant sa maison pour la dérouler au soleil et la montrer à ses fils. A cet instant, un souffle de vent emporte la broderie qui disparaît au loin. L’histoire raconte la peine de la femme et la quête des trois fils pour retrouver et rapporter la broderie.

Lorsque j’ai raconté cette histoire, elle s’est organisée immédiatement dans mon pays d’enfance autour d’une petite maison de ferme qui a prêté aux personnages et au conte lui-même son atmosphère et son cadre alentour. Cette maison ressemblait à celle du conte tout en ne lui ressemblant pas, les personnages que j’y avais rencontrés n’avaient rien à voir avec ceux du conte et pourtant, c’était là, d’évidence que cette histoire pouvait s’ancrer. Pourquoi?

Alors je me suis souvenue que j’y allais en été pour chercher le lait. Je frappais à la porte et restais sur le seuil. La fermière ouvrait, une bouffée de fraîcheur et d’obscurité sortait de cette modeste maison. Encore éblouie par la lumière du matin d’été, j’attendais quelle dépose dans mes mains des œufs ou d’autres choses toutes fraîches…

Qu’est-ce qui s’est rejoint entre mon paysage et celui du conte? Peut-être surtout des sensations que le conte évoque par les contrastes mis en scène : ombre, lumière, dénuement abondance…autant que des lieux. Ces contrastes qui impressionnent mes sens avant d’impressionner mon intelligence, vont rejoindre ceux auxquels je peux me référer.

C’est encore ce qui se passe quand nous retournons délibérément dans ce pays d’enfance ou dans les lieux des premières fois. Là, chacun ressent la puissance évocatrice des lieux alors que les autres n’y voient qu’insignifiance, tout ce qui les habite rayonne d’une intensité et d’une vie décuplée. Impressions simples, oubliées depuis longtemps sous leur forme sensible et prêtes à se dire encore une fois. « Tu te rappelles, ici… » Ainsi la margelle d’un puits, la rugosité de telle pierre du chemin, la forme d’une écorce d’arbre, la découpe d’un pan de toit sur le ciel, l’image d’un livre, un rond de lumière à travers les volets de bois… La petite madeleine de Proust en somme.

Photographiés au cours de notre enfance par nos cinq sens de manière éparse, ces formes ces couleurs et ces mouvements s’imprimaient en nous sans que nous les formulions. Elles s’accompagnaient simplement d’une signification ponctuelle, celle de notre plaisir ou de notre déplaisir, de nos émerveillements ou de nos peurs, de notre tendresse donnée ou refusée aux choses ou aux êtres, bref de nos émotions.

Ainsi s’est lentement construit autour des messages de ces objets un monde signifiant pour nous, monde qui peut se dire aujourd’hui dans un langage qui nomme des significations, des relations, des symboles, un langage qui prend en compte l’épaisseur du temps.

Dans cette situation, nous voici grâce à la mémoire retrouvée par les sens redevenus « enfants » pour un instant, devant ce pays devenu symbolique et mythique.

Et c’est aussi ce que nous retrouvons en écoutant, ou en racontant des contes dont les images vont s’ancrer dans un lieu réel, un lieu déjà vu où nous pouvons les toucher et les sentir. Nous voici devant ce même pays.

Ainsi, écouter ou raconter, dans le cadre formel du conte, c’est faire ou faire faire un retour au pays des premières fois, un retour à « son pays d’enfance » là où nous avons reçu le monde à travers nos sensations, sensations qui sont restées en nous comme une empreinte. Les images du conte nous propulsent et nous installent dans un lieu connu de nous seuls, avant même que le conte prenne un sens. J’appelle cela l’expérience sensorielle du pays d’enfance.

Les images du conte appartiennent au cercle des symboles, celles que nous possédons appartiennent au cercle sensoriel des « premières fois » et celles qui nous possèdent dans les contes appartiennent à un espace commun lorsque ces deux cercles viennent à se superposer.

Je remarque que c’est dans cet espace que se trouvent les contes que nous mémorisons le mieux ou ceux qui nous touchent le plus.

Cette expérience du pays d’enfance qui s’impose à moi-même lorsque j’écoute ou raconte une histoire, je la propose à mon tour aux enfants lorsqu’ils écoutent, et cela explique sans doute leur immobilité et leur regard un peu absent: chacun d’eux est dans l’instant renvoyé à son propre champ d’expérimentation sensorielle. Où sont-ils ces enfants immobiles ? Peut-être en train de « goûter » en mémoire les sons, les couleurs, le toucher des objets ou des êtres que le conte met sous leurs yeux. Ils sont en train aussi de sentir, d’organiser symboliquement ces objets et ces êtres au fil de l’histoire, N’est-ce pas cela la magie du conte ?

Je comprends alors cette petite fille qui dit à la fin d’un conte quelle avait particulièrement écouté : « ouf c’était fatigant ! » Je comprends aussi ce silence, car il faut un moment pour revenir de cette promenade qui a été différente pour chacun. Et je comprends cet enfant qui parle de « la boule de rêves » Il a transposé l’histoire dans son propre registre d’expérimentation sensorielle.

Il me semble alors que c’est seulement lorsque les motifs du conte rejoignent les enfants dans une expérience sensorielle préexistante que l’écoute est constructive. A cette condition, il leur devient possible d’être acteur dans l’histoire, car c’est à travers ce que nous avons pressenti d’un objet qu’il peut devenir à nos yeux symbole / représentation et être entendu comme tel.

Avec les très jeunes enfants, de deux à quatre ans, nous pouvons établir assez facilement cette complicité sensorielle autour de petites histoires simples qui ne sont pas à proprement parler des contes. Je me souviens avoir transposé, un jour de Noël la comptine sur les cinq doigts celui-ci a vu un lièvre, celui-ci la attrapé etc. en remplaçant le lièvre par un cadeau’, ce qui donnait :

Celui-ci a vu un cadeau

Celui-ci tiré la ficelle,

Celui-ci déchiré le papier,

Celui-ci a trouvé quelque chose,

Celui-ci s’est bien amusé, etc.

C’était très simple, mais cette petite fille de trois ans avait ouvert des cadeaux quelques heures auparavant et son regard plein d’étonnement et de jubilation allait de sa main à ma bouche alors que je lui racontais cette histoire. Son plaisir était visiblement intense, J’avais l’impression de la promener dans le souvenir d’une expérience récente – l’ouverture d’un cadeau – en utilisant un langage et une petite mise en scène qui lui permettaient de reconnaître, de faire jubiler et d’intérioriser cette expérience.

Lorsqu’il s’agit de vrais contes ou d’histoires plus élaborées il me semble que nous touchons au même mécanisme : celui qui écoute est promené dans un lieu intérieur, identifiable par lui, d’où il peut regarder une histoire se construire.

Alors, il me vient une question. Quel est le champ d’expérimentations sensorielles significatives pour les enfants d’aujourd’hui vivant onze mois sur douze dans les milieux urbanisés de la région parisienne? Ce qu’ils pressentent de la nature, des animaux ou des métiers, largement représentés dans les contes de tradition orale, est sans doute différent de ce que les petits campagnards des siècles derniers pressentaient. Ils sont moins proches physiquement des objets de la nature tels que le bois, l’oiseau, le serpent la paille, le blé, le fruit, objets qui sont souvent cités dans les contes.

Ainsi auprès du puits nous percevons une infinité de choses en contrastes : ombres et lumières, fraîcheur, danger, vide, reflets, soif, etc. La part du suggestif autour du mot puits est-elle suffisante aujourd’hui pour qu’il soit perçu comme « représentation vivante ?

Les enfants ont aussi comme nous une quantité de perceptions nouvelles liées au mode de vie. Il ne s’agit pas de regretter mais de constater qu’ils sont sollicités autrement par les objets qui les entourent, et ce qu’ils en pressentent n’a peut-être pas ou même plus le même sens.

Pourtant, l’expérience prouve que les enfants peuvent transposer dans un registre d’expérimentations sensorielles qui n’est pas forcément lié à une connaissance directe de l’objet et qu’ainsi le conte garde son intérêt et son sens, Ce registre peut être lié à une idée, à une image, il peut être stimulé par un geste ou par un mot évocateur du conteur.

A propos de la calebasse à histoires, j’avais simplement fait un geste évoquant quelque chose de rond et de plein, tout en gardant le mot calebasse, Il me semblait que cela suffisait,

Pensons aussi au loup : il n’a plus pour personne de réalité physique. On ne raconte plus d’histoires de paysans ou d’enfants surpris et dévorés à la tombée de la nuit par de vrais loups… Restent à son propos des idées de peur, de danger ou d’aventures. Restent aussi de magnifiques illustrations, tel le celle de Gustave Doré, le représentant habillé de la chemise de nuit et du bonnet de dentelles de la grand-mère, avec le petit Chaperon rouge à ses côtés, image si efficace qu’elle peut toucher nos sens et marquer longtemps notre mémoire. Bien sûr, toutes les images n’ont pas cette force et tous les enfants n’ont pas accès à ces recueils de contes illustrés…

Ceci m’amène à réfléchir sur les mots que nous utilisons dans le conte, ceux qui sont symboles et portes d’entrée pour ce voyage dans la mémoire, Il m’importe d’utiliser un langage approprié qui mobilise au mieux les cinq sens, il m’importe de trouver une manière d’évoquer et de servir ces mots qui ne soit pas descriptive, mais suggestive. II m’importe d’établir lorsque je raconte, une sorte d’équilibre entre ma mémoire, celle que j’ai des objets, et celle des enfants à qui je raconte.

In : Cahiers de Littérature orale, n° 33 INALCO, 1993 / Thérèse Perras

NOTES

1. « Comment histoires de bêtes sont venues au monde », in Au Pays enchanté des bêtes, Paris, Gründ, 1972.

2. « L’homme paresseux », in P. Gay-Para, La planteuse de cumin, Paris, L’Harmttan, 1992 (Légendes du monde).

3 « La Broderie », in . H. Gougaud, L’arbre à soleil, Paris, Seuil, 1979


[1] Guillaume Apollinaire

In : Cahiers de Littérature orale, n° 33 INALCO, 1993 / Thérèse Perras

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *